Intervention Le point de vue de Maître Cécile Cessac (Brun Cessac) sur la blockchain

Contenu mis à jour le 10/10/2017

Cécile Cessac

Associée au sein du cabinet Brun Cessac, Maître Cécile Cessac est notamment spécialiste du droit de l’énergie.

La technologie Blockchain s’invite dans la pratique des juridiques lesquels doivent la prendre en compte dans l’architecture des modes de contractualisation dans la filière énergétique. Face au nombre croissant de projets d’expérimentation utilisant la technologie la blockchain, un certain nombre de questions se posent : quels sont les cas d’usage appropriés à cette technologie dans le domaine de l’énergie ? quel(s) acteur(s) va ou seront impliqué(s) ? Comment appréhender la diversité de projets proposés ? Selon quels critères les étudier ? pour quelles retombées notamment pour l’utilisateur final ? autant de questions qui méritent d’être abordées avant que ne soit discuté du cadre technique et juridique dans laquelle cette technologie sera amenée à évoluer.

Quelle définition juridique de la blockchain ?

À la recherche d’une définition dans les textes

L’intervention d’un juriste dans un projet innovant de production d’énergie ou de mutualisation de services impliquant la technologie de la blockchain est souvent un délicat : c’est à lui que revient l’exercice (parfois) ingrat de devoir rédiger et expliquer les relations contractuelles entre les différentes parties. A ce stade, il est donc inévitable que le juriste soit directement associé à la compréhension du projet … « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement » (Nicolas Boileau).

C’est particulièrement vrai pour la technologie. A date, il n’en existe d’ailleurs pas une définition de la blockchain mais plutôt plusieurs. Le Conseil d’État en propose une dans son étude sur l’accompagnement de l’ubérisation (Étude annuelle 2017 – Conseil d’État Puissance publique et plateformes numériques : accompagner l’« ubérisation ») : la blockchain permet de réaliser des transactions entre plusieurs acteurs, en garantissant l’anonymat et la certification absolue de l’intégralité des échanges sans aucune intervention d’un tiers de confiance (sans organe central de contrôle).

La définition de la Commission d’enrichissement de la langue française est encore plus pragmatique : la blockchain est un « mode d’enregistrement des données produites en continu, sous forme de blocs liés les uns aux autres dans l’ordre chronologique de leur validation, chacun des blocs et leur séquence étant protégés contre toute modification » (Journal officiel du 23 mai 2017 – n°121).

Cas d’usage dans l’énergie

Pour traduire contractuellement les relations entre les acteurs, encore faut-il avoir compris le(s) cas d’usage qui peuvent se prêter à la technologie de la blockchain. Au lieu de considérer la blockchain comme une finalité en soi, il faut avoir pu identifier précisément à quelles situations elle peut trouver application et à quoi elle peut servir. Dans le domaine de l’énergie, deux tendances principales se dégagent de l’ensemble des projets présentés jusque-là :

  • les usages liés aux transactions, notamment, dans les cadres des opérations d’autoconsommation collectives ou tout système de transactions et de fourniture d’énergie décentralisé ;
  • les usages liés à l’archivage relatifs, notamment, à la propriété et l’état des installations (registre des régimes de propriété, certification d’électricité verte et des quotas de CO2) et à l’archivage décentralisé des transactions (relevé et facturation de l’électricité, y compris en itinérance).

Il faut insister sur ce le fait que la blockchain n’est, en tant que telle, ni monnaie locale, ni un dispositif de comptage des flux en soi mais davantage une technologie à utiliser au profit des cas d’usage identifiés.

A ce titre, et dans la filière de l’énergie, on retient que l’électricité n’est pas un « flux » comme les autres : contrairement à un titre boursier, l’énergie aura toujours besoin d’un réseau matériel.

L’énergie continuera à emprunter un tracé physique, à circuler sur un réseau physique. Il importe donc de s’interroger sur la manière dont la blockchain pourrait remettre en cause la chaîne de valeur de l’énergie telle qu’on la connaît aujourd’hui. On présent ici que les métiers de fournisseur, de producteur et de gestionnaire de réseaux seront impactés en priorité.

Figure 1 : La blockchain dans la chaîne de valeur de l’énergie (Source : Cécile Cessac Avocat Associé – Cabinet Brun Cessac & Associés)

L’enchaînement contractuel reliant l’ensemble de ces différents acteurs nécessite de nombreux contrats, souvent complexes et pour certains contraints par un dispositif réglementaire impératif.

Malgré des tentatives constantes de simplification, il n’est pas encore possible, pour un unique projet complet, d’établir une chaîne contractuelle complète liant l’ensemble des acteurs sur cette chaîne de valeur intégrant le fournisseur, le gestionnaire de réseaux, le producteur et une blockchain.

Les enjeux du développement de la blockchain pour le secteur de l’énergie

La blockchain trouve à s’appliquer pour l’accompagnement de la production décentralisée de l’énergie (dans la cadre d’une opération d’autoconsommation collective notamment) ce qui pourrait impacter le consommateur final.

Les autres acteurs pouvant être immédiatement impactés sont ceux qui ont une activité traditionnelle de comptage, c’est-à-dire les gestionnaires de réseaux publics de distribution pour qui cette mission est législative.

Comme on l’a vu avec le système de comptage évolué Linky, le développement, puis le déploiement industriel d’un tel dispositif demande une certaine période de maturation et il est indispensable de disposer d’une bonne connaissance de la plus-value que cette technologie peut apporter à la filière avant d’initier la phase de régulation, et ce faisant faire en sorte de laisser aux projets le temps de démontrer leur pertinence et de justifier leurs résultats.

Les deuxièmes acteurs impactés seront les responsables d’équilibre : quels impacts sur les engagements contractuels pris auprès du gestionnaire du réseau public de transport d’électricité, RTE et consistant à financer le coût des écarts constatés a posteriori entre l’électricité injectée et l’électricité consommée ?

Figure 2 : La matrice SWOT de la blockchain appliquée au secteur de l’énergie (Source : Cécile Cessac Avocat Associé – Cabinet Brun Cessac & Associés)

Sur les opportunités, il sera particulièrement intéressant d’exploiter les résultats des appels d’offres innovation de la CRE pour établir une sortie de cartographie des projets types faisant appel à la technologie blockchain : quel est le degré d’appétence des porteurs de projets pour le dispositif blockchain ? Quelle solution de blockchain ont-ils choisi ? À quelle échéance ces dispositifs sont-ils exploitables ? Avec quels objectifs et dans quelle proportion ?

De nombreuses incompréhensions entourent en effet l’utilisation de la blockchain dans le domaine énergétique, qu’il ne faut pas confondre avec des menaces.

En revanche, ne rien faire est une vraie menace : il est indispensable d’expliquer les cas concrets d’utilisation de cette technologie pour en faire un facteur d’acceptabilité sociale. Cela est nécessaire pour lutter contre les détracteurs de la blockchain qui pourraient soutenir qu’elle est un facteur de rupture entre les territoires : il ne s’agit pas d’instaurer une différence de traitement entre les acteurs « blockchainés » et les autres, du point de vue de la fiscalité du réseau notamment.

Au titre des faiblesses qui pourraient être pointées en l’état du développement de cette technologie, on peut citer les aspects techniques et économiques.

La question d’un modèle économique tout d’abord. Est souvent pointée l’absence de démonstration de pertinence ou de robustesse du modèle économique faisant appel à la blockchain. Cette problématique, qui devrait finir par être résolue, interroge sur la plus-value financière apportée par rapport aux dispositifs ou solution de comptage existants. Sur l’aspect éthique de la technologie de son écosystème ensuite : cette technologie et selon la forme d’organisation retenue nécessite de s’interroger sur le bénéficie de son application par rapport au cas d’usage étudié (les détracteurs avançant régulièrement les problématiques environnementales posées par l’énergie utilisée par certains protocoles ainsi que les lieux d’implantation des serveurs et « mineurs chinois ou indiens »). Par ailleurs, le mode de règlement des litiges (détermination d’un acteur responsable et solvable en cas de problème) reste à construire. Enfin, sur le plan plus politique, il convient de rester vigilant aux risques de dérives déjà largement évoquée d’une nouvelle forme de centralisation (par concentration des acteurs) - centralisation certes technique et pour l’instant abstraite - qui pose clairement la question de l’identification de la gouvernance actuelle et future de ces projets.

La blockchain et la réglementation

Certains juristes s’interrogent déjà sur la régularité d’un Smart contract (un contrat dit « intelligent ») :

  • sur sa nature : c’est une suite de signes (un code), il peut donc être considéré comme un écrit (article 1365 du code civil) ;
  • sur son contenu : il n’y a pas de négociation, mais une sorte d’adhésion automatique ce qui peut laisser supposer des limites quant à la compréhension du contenu du contrat intelligent ;
  • sur l’identification : protection de l’utilisateur qui a recours à une clé URL ou tout autre de certificat électronique qualifié.

Des interrogations persistent aussi sur la « régularité » de la technologie de la blockchain en elle-même et des garanties qui peuvent être données, et notamment vis-à-vis du Règlement Général de Protection des Données (RGPD) qui entre en vigueur le 25 mai 2018, sous l’impulsion de l’Union européenne. D’une manière très schématique, on peut évoquer la problématique liée au droit à l’oubli, tout comme celles de la rectification et à la portabilité. On peut s’interroger encore, de la même la manière que ce fut le cas dans d’autres secteurs comme celui des prisonniers et des casiers judiciaires. Même dans ce dernier, le droit à l’oubli existe, car sous le contrôle de la Commission européenne, l’idée principale a été de trouver une proportionnalité sur l’échelle du temps. La blockchain a beau laisser supposer une immuabilité ad vitam aeternam, on se doute qu’il sera nécessaire de contrôler y compris sur le plan technique cette durée.

D’autres questions devront encore être prises en compte : comment gérer l’impossibilité de modifier le code, y compris pour des dispositifs d’ordre public, et donc d’application immédiate ?

Conclusion

Pour répondre à la question posée : est-on face à un bouleversement dans le monde de l’énergie ? La réponse n’est pas encore évidente dans la mesure où l’électricité reste un électron, un élément physique qu’il faudra conserver dans son environnement avec ses acteurs dans le cadre de la régulation existante et à venir. Il faut laisser leur chance aux démonstrateurs et donner un caractère plus concret à la blockchain pour analyser ses résultats et les plus-values apportées à la filière et rassurer les acteurs avant de s’assurer qu’elle puisse acquérir un vrai statut.

A cet égard, le statut de démonstrateur doit être consolidé au moyen, par exemple, d’une phase d’expérimentation dédiée sous le contrôle d’une commission composée des acteurs du marché et de collèges d’experts techniques spécialisés.

La blockchain ne doit pas rester l’affaire d’ingénieurs ou d’informaticiens si l’on veut pouvoir sereinement analyser les garanties de résultats. La phase de démonstration est une étape indispensable pour maîtriser l’interface entre les acteurs et faire un bilan des avantages et inconvénients de la solution. Chaque jour apportant une nouvelle avancée technologique, il faut laisser champ libre aux acteurs pendant la phase de démonstrateur avant de passer à l’étape de la régulation de manière concertée.